Le pays du lieutenant Schreiber
Andreï Makine
Grasset
Nous aurons certainement tous connu au cours de notre vie, et à l'échelle individuelle, des moments littéralement extra-ordinaires. Ce sont ces situations - heureuses ou malheureuses- dans lesquelles nous 'touchons' à quelque chose d'essentiel, dans lesquelles s'opère comme un dévoilement de la force et de l'intensité de notre existence, où la vie nous frappe de toutes ses dimensions. Des expériences initiatiques dont nous resortons comme grandis, tout au moins changés mais après lesquelles aucun quotidien ne sera digne d'être vécu sans que l'on y témoigne de ce que nous venons d'y découvrir. Or, ces témoignages qui nous semblent pourtant posséder un caractère universel sont souvent accueillis avec effroi ou, pire, avec indifférence par ceux qui ne les ont pas vécus, bousculés dans leur propre parcours.
Que dire de tous ces jeunes soldats, tels le lieutenant Schreiber, projetés dans l'extra-ordinaire de la seconde guerre mondiale qui, pendant plus de cinq années, les confronte à un vécu individuel et collectif inédit, impensable mais dont il faudra absolument témoigner au nom de tous, et surtout, de ceux qui y ont été sacrifiés. Or, depuis le retour dans la capitale libérée soucieuse de retrouver son insouciance jusqu'à ce jour, et malgré les commémorations et différentes publications, cet héritage précieux mais trop lourd pour un seul homme n'a semble-t-il toujours pas pu être partagé et reconnu.
C'est peut-être par la rencontre entre Jean-Claude Servan-Schreiber et l'auteur Andreï Makine, dont on connait la grâce avec laquelle il saisit la profondeur de "la fusion de l'Histoire et des destins individuels" que l'hommage sera rendu. Car au-delà du récit de cette rencontre entre deux hommes qui ont été soldat, et surtout du témoignage du vécu intense du lieutenant Schreiber qui voit douloureusement les noms de ses camarades sacrifiés s'effacer progressivement de sa mémoire, c'est aussi une franche invitation à voir le monde tel qu'on le fait et à le faire tel qu'on voudrait le voir. Un livre à hauteur d'homme.
"Des millions d'hommes, se dit-il, ont passé cinq ans à tuer leurs semblables, à détruire les villes, à massacrer les femmes et les enfants. Et maintenant ces hommes se retirent vers leur patrie aux trois quarts rasée par les bombes et, en reculant, ils continuent à tuer, à détruire, à brûler. Bientôt, cette folie se terminera, tout le monde parlera de la paix, la vie reprendra comme si de rien n'était. Mais surtout, cette démence innommable trouvera des noms qui la désigneront: Occupation, Collaboration, camps de la mort, Résistance, Libération, reconstruction...Une fois définie, la folie pourra se faire oublier dans la poussière des archives.
Il y a, dans cette pensée, une logique que le lieutenant Schreiber refuse d'accepter..."
Andreï Makine, né en Sibérie, a publié de nombreux romans parmi lesquels Le testament français (prix Goncourt, prix Goncourt des lycéens, prix Médicis, 1995), La musique d'une vie (prix RTL-Lire, 2001), L'amour humain (2006), La vie d'un homme inconnu (2009), Une femme aimée (prix Casanova, 2013). Ses livres sont traduits en plus de quarante langues.