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Selon Yves Citton, la pensée de
Spinoza est perçue au XVIII ° siècle comme un « scandale ». Le philosophe hollandais ébranle les systèmes philosophiques basés sur la transcendance, c’est-à-dire qui postulent un
au-delà de la nature, un être, un point (extérieur, au-dessus, supérieur) qui serait en dehors du réel et que la tradition chrétienne représente par un dieu personnel créateur et séparé de sa
création.
Le Deus seu Natura (Dieu ou Nature, Dieu = Nature) de Spinoza fonde un
monde immanent ou l’homme est une partie de la Nature, une partie de Dieu qui est la Nature elle-même.
Yves Citton dans son préambule présente sa démarche : son travail consiste à « faire entrer en résonance des
textes (ceux des auteurs français des Lumières) avec des textes (tirés des œuvres de Spinoza) ». Son livre nous plonge dans un voyage littéraire et philosophique au cœur du XVIII° siècle où
la pensée de Spinoza est confrontée à ses réfutateurs et au matérialisme des Lumières. Deschamps, Bonnet, d’Holbach, Diderot, Voltaire, Boulainvillier, Bergier, Helvétius, Bayle, Cloots,
d’Alembert et toute une constellation de penseurs du siècle des Lumières ainsi que Fénelon (plus antérieur) sont convoqués pour dégager l’apport et les intuitions de Spinoza qui permettent de
faire surgir un « imaginaire spinoziste » dans la France à la veille de la Révolution.
L’hypothèse d’Yves Citton pose un principe de lecture, c’est à travers les réfutations du spinozisme que se dégagent « ses implications les plus radicales » quant à la « vérité de ses intuitions ». Le livre parcourt à travers de nombreux textes, les pensées qui s’opposent au système défini par Spinoza et en révèlent ainsi l’originalité de ses vues.
Un exemple
éclaire ce principe de lecture. Dans le chapitre « une substance » Yves Citton analyse les implications du postulat de Spinoza : il
n’existe dans la nature qu’une seule substance dont les êtres sont des modalités (des modes de la substance). Il cite une phrase de Fénelon qui essaye de démontrer l’absurdité de la conception du
philosophe :
- Souscrire au principe
d’une-substance, admettre que toutes les parties de l’univers forment « un tout réellement un et indivisible », cela signifierait : « que les parties ne seraient plus parties,
et que l’une serait réellement l’autre. D’où il faudrait conclure que l’air serait l’eau, que le ciel serait la terre (…) que mes erreurs seraient celles de mon voisin, que je serais tout
ensemble croyant ce qu’il croit, et doutant des mêmes choses qu’il croit et dont je doute, il serait vicieux par mes vices, je serais vertueux par ses vertus, je serais tout ensemble vicieux et
vertueux, sage et insensé, ignorant et instruit. »
Fénelon par sa réfutation souligne les implications de « l’une-substance ». Le mythe de l’individu autonome est détruit à travers la désagrégation de l’appartenance et de la séparation
entre moi et autrui, ce qui permet de mettre en évidence la notion de « transindividualité » (développée dans le chapitre « l’individuation ») qui postule l’interconnexion des
êtres entre eux, l’apport constant entre moi et autrui à travers des rapports et des échanges. Yves Citton souligne ce jeu d’apports sans cesse présent entre les hommes issus d’une même substance
qui les fait communiquer :
- « Ne sommes-nous pas tous,
« tout ensemble vicieux et vertueux, sages et insensés », bénéficiant de vertus et de savoirs qui nous viennent aussi largement d’autrui que nos lâchetés et nos erreurs ? Comme on
aura l’occasion de le vérifier souvent, la « furieuse extravagance » du spinozisme nous invite à penser en terme de modalité (transindividuelle) ce que nous tendons spontanément à
identifier comme une simple partie (nettement individualisable) : ce que mon corps est amené à faire ne peut être proprement compris que pour autant que l’on considère mon existence comme
une « manière d’être » de l’agencement complexe formé par mon donné biologique, ma cellule familiale, mes multiples réseaux de socialité, les structures reproductrices de la vie
collective, l’état énergétique de la planète-terre –tout cela s’inscrivant en dernière analyse dans un certain état de la masse universelle. »
Qu’est ce qui est mien, qu’est ce qui est tien dans l’interconnexion des êtres humains où chacun apporte à l’autre (dans un va-et-vient incessant) ses sensations, ses pensées, sa poésie qui fait
que la thèse de la séparation des individus parait maintenant plus insensée que celle de l’une-substance où les individus (modes de la substance) sont interconnectés et reliés ensemble.
Un autre scandale suscité par la pensée de Spinoza est sa position fataliste qui nie l’existence du libre-arbitre. Le christianisme accorde une part de liberté à l’homme afin de le responsabiliser et par là le culpabiliser de ses fautes et de ses péchés. Jusqu’à Spinoza la morale se fonde sur le libre-arbitre. En effet l’homme responsable a le choix de faire le Bien ou le Mal, sa volonté est libre, il peut donc être jugé selon ses vices et ses vertus, selon ses actions qui relèvent de son choix.
Spinoza définit
un déterminisme qui va influencer la pensée fataliste des penseurs matérialistes des Lumières. Yves Citton écrit :
- « Il n’en demeure pas moins
vrai que la refondation spinoziste repose d’abord sur une négation : non, contrairement aux illusions dont nous bercent ensemble le sens commun, l’introspection naïve, la religion, la morale
et une grande partie de la philosophie, la volonté humaine n’est pas libre. Cette forme-là de liberté n’est qu’une chimère. Et le principe de causalité et les rapports entre pensée et matière
nous forcent à devoir adopter une position strictement déterministe. »
Ce déterminisme est dû au principe de concaténation, c’est-à-dire à l’enchaînement des causes et des effets. Yves Citton écrit : « Tout ce que je fais, tout ce que je suis doit
nécessairement être l’effet de causes qui me sont à la fois antérieures et extérieures».
A partir de ce constat fataliste Spinoza fonde une éthique qui ne s’appuie plus sur le libre-arbitre, ni sur le Bien et
le Mal mais sur ce qui augmente ou diminue ma puissance d’agir, sur le bon et le mauvais dans l’optique de me persévérer dans mon être au milieu de la collectivité. Spinoza affirme :
« j’appelle absolument libre un homme en tant qu’il est guidé par la raison ». La raison permet de connaître par les causes ce qui affecte mon corps et le pousse à agir. Yves Citton
parle de « reconcaténation ». Il écrit : « c’est aux individus qu’il appartient de prévoir et de prévenir ce qui va les affecter de la part des choses qui constituent leur
milieu. Partie de la nature, mon corps (guidé par mon intelligence) peut agir en elle pour modifier la concaténation à venir des événements qui intéressent mon bien-être. »
Nous avons proposé quelques vues du livre d’Yves Citton. Sa démarche originale est d’offrir au lecteur un dialogue entre les textes des penseurs des Lumières et l’œuvre de Spinoza. Ainsi ce livre allègre, vivant, dynamique, polyphonique peut se lire comme une introduction à l’œuvre du philosophe hollandais. Ce dialogue à plusieurs voix continue aujourd’hui car la pensée de Spinoza résonne encore dans nos sociétés dites libérales où le citoyen prétendument « libre » consomme à sa guise, élit ses représentants, croit être acteur de sa vie (il est libre d’entreprendre) alors que sa volonté est conditionnée et qu’il répond à des stimuli extérieurs qui l’affectent, des causes produisent des effets : son entreprise ferme à cause d’une délocalisation, il vote par compulsion suite à une agression qu’il a vue à la télévision, il ne trouve plus de travail, il tombe malade et culpabilise parce que « libre » il se sent responsable de tous les maux qui l’accablent, alors que sa raison pourrait lui dévoiler les déterminismes qui l’ont entraîné dans cette situation, et augmenter ainsi sa puissance d’agir pour faire face collectivement (à plusieurs il augmente son degré de puissance) à ce qui a entravé et diminué sa vie en l’entraînant dans des passions tristes.
ALBANO Manuel
A propos de L’envers de la liberté (L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières) d’Yves Citton Editions
Amsterdam