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Présentation de L’avenir des Humanités (Economie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ?) D’Yves Citton par Manuel Albano

 

Le capitalisme industriel qui s’est développé à partir du 19° siècle et qui a connu son apogée au 20°siècle fait place avec la révolution numérique à une « société de la communication » ou de « l’information ». De nouveaux biens sont apparus (des biens immatériels) qui circulent comme des flux dans une économie de l’information et qui viennent s’ajouter aux biens matériels produits par l’industrie.

            Yves Citton à la suite de Toni Negri et des penseurs de la revue Multitudes définit cette « société de la communication » par le concept de « capitalisme cognitif ». Ces penseurs « désignent sous ce terme une série de transformations économico-anthropologiques en cours, intimement liées entre elles, qui nous font passer d’un mode de production de richesses centré sur la fabrication de biens matériels (caractéristique de l’époque du capitalisme industriel) à un mode de production de richesses centré sur l’émergence et la circulation de biens immatériels, globalement identifiés à la notion de « connaissance ».             

 Ce concept permet une critique de l’économie de la connaissance et révèle les implications et les processus de cette production de biens fabriqués par les cerveaux humains qui constituent la nouvelle force de travail au lieu et à la place de celle de l’ouvrier rivé à sa machine et reproduisant les mêmes gestes. C’est la substance grise dans le capitalisme cognitif qui est exploitée pour le profit privé des détenteurs du Capital, même s’il existe toujours (notamment en Chine) des ouvriers qui fabriquent les ordinateurs, les machines qui permettent aux biens immatériels de circuler.                                          

 Yves Citton définit les biens immatériels comme des biens non rivaux, c'est-à-dire qu’il n’y a pas de perte de l’objet dans l’échange contrairement aux biens matériels comme une voiture par exemple. Une information peut s’échanger sans que la personne perde l’information donnée ou vendue.  De plus ces biens immatériels (connaissances) sont transmis à un cout virtuellement nul.

            Le capitalisme cognitif permet ainsi la circulation de connaissances ou d’informations. Cette masse de données pléthoriques déferle comme des flux dans nos vies, inonde nos corps  et notre cerveau qui stocke ces connaissances et ces informations pour un temps limité puis les oublie pour d’autres connaissances dans un cycle d’accumulation et d’oubli des données reçues sans que nous puissions réfléchir et nous interroger sur cette pléthore d’informations qui nous pousse à agir comme des automates gavés sous des stimuli informationnels.

            Yves Citton propose une critique de cette « société de l’information » en réactualisant la tradition de l’interprétation issue des études littéraires et des Humanités. Il différencie l’interprétation de la connaissance et de la communication. Il cite Michel Foucault : « Le propre du savoir n’est ni de voir ni de démontrer, mais d’interpréter ».

            La connaissance se définit par un stockage d’anciennes et de nouvelles connaissances ; elle est de l’ordre de la circulation de l’information sans interrogation sur cette circulation.

Elle se rapproche d’une simple lecture passive des données qui ne remet pas en cause le code linguistique des informations reçues.                                                                                                                    

 L’interprétation s’oppose à la connaissance par son rôle actif, elle réajuste, réagence les éléments d’information disparates.  Elle s’inscrit dans un sujet collectif puisqu’elle se base sur des interprétations passées et parfois contradictoires d’autres interprètes. Elle reconfigure et critique le code de transmission de l’information.                                                                                                  

 Yves Citton différentie la société des lecteurs (qui lisent simplement les informations) de la société d’interprètes (qui interrogent et réajustent ces informations).

            Le livre d’Yves Citton propose une définition de l’interprétation. Il  s’appuie sur des cours de Deleuze (sur Bergson). « Si l’on devait malgré tout systématiser les mouvements définitoires de l’activité interprétative, on pourrait les décrire de cette façon – qui ne fait à son tour que « repasser sur les contours – du texte deleuzien : l’interprétation se contente apparemment de dédoubler la chose qu’elle prend pour objet ; elle s’efforce d’appliquer sur cette chose une description qui en sélectionne certains traits et en accentue certains contours ; elle entre avec cette chose dans un dialogue fait de surprises, de chocs, de coïncidences, d’empathies, d’harmoniques et de résonnances. L’interprétation consiste précisément en un échange de projections et d’impressions, en un inter-prêt de sensations et de manipulations à travers lesquelles l’objet et le sujet s’actualisent réciproquement. »

            Yves Citton décrit les conditions de l’interprétation. L’aménagement de vacuoles protectrices ou de « chambre à soi » (Virginia Wolf) est nécessaire. « Il faut avoir de la place (vide) et du temps (disponible) pour se livrer au travail d’interprétation inventrice qui est au cœur de la production du nouveau. » La société de l’information offre une circulation incessante de données, un flux ininterrompu qui empêche la réflexion. Le retrait, le ralentissement, l’écart, les vacuoles, l’interruption de la chaîne de l’information est nécessaire à l’interprétation. «  Tout autant que de permettre que ça communique, l’impératif est de s’assurer que ça ne communique pas partout ni tout le temps : il relève d’une exigence à la fois intellectuelle et politique qu’on puisse bloquer la communication, s’en protéger, se retirer au sein d’une vacuole qui soit hors d’atteinte des flux de sollicitations, de stimulations et de demande variées. »

            L’interprétation casse les clichés. Elle a besoin de l’inaction pour casser les schèmes sensori-moteurs (qui entraînent une réaction immédiate à une connaissance reçue). Elle doit être déconnectée de l’action prompte (besoin de recul pour agir ensuite).                                                                                                                     L’interprétation fait appel à l’intuition qui ouvre un espace inconnu vers lequel nous nous dirigeons sans savoir où cela nous mène.                                        

 Elle nécessite l’abolition des frontières disciplinaires pour permettre la transduction : «  L’interprétation (littéraire) relève d’un jeu de transduction dans la mesure où elle fait passer un texte ou une phrase non seulement d’une époque à une autre, mais aussi d’un domaine de savoir à un autre, d’une référence à une autre, à travers les différences, les disparités, voire les incompatibilités qui les sépare. »                                                                                          

 Elle met en place des filtres paradoxaux qui protègent de certaines informations mais qui laissent passer la nouveauté.                                                

 Yves Citton s’interroge aussi sur la formation des interprètes en critiquant le bourrage de crâne et l’accumulation de connaissance. Il revendique le droit à l’erreur et critique la notion de rentabilité immédiate dans le cadre de la recherche qui progresse par des ratés, des erreurs et des essais successifs…

            Réintroduire les cultures de l’interprétation, qui rendent compte du processus actif de la pensée et de la réflexion, permet de forger une critique des « sociétés de la connaissance » et du capitalisme cognitif. Ces sociétés tendent à faire de l’homme un simple réceptacle d’informations répondant à des stimuli publicitaires et émotionnels et dont l’action se réduit à des injonctions extérieures qu’il ne contrôle pas et ne critique pas. L’interprétation  permet de remettre en cause et d’interroger les images et les discours du système qui aliènent et conditionnent  l’homme comme une machine.

            L’interprétation remet à jour l’importance des Humanités tournées vers l’avenir et offre une arme critique, humaine et hétérogène à un système capitaliste homogène qui détruit les cultures minoritaires en façonnant un homme normatif sans créativité.

            Yves Citton définit un projet de changement social révolutionnaire quand il affirme : « L’interprétation ne vise plus à casser les images (immédiatement visibles) pour nous faire reconnaître une réalité déjà existante qui se cacherait derrières elles, et qui expliquerait leur production leurrante : s’il convient parfois de casser les clichés qui nous aveuglent, c’est seulement pour permettre l’émergence d’autres images, qui ne correspondent à rien d’existant, mais dont la force d’aspiration et d’inspiration pourra nous amener à reconfigurer le donné. Les sociétés de l’information paraissent se contenter de connaître le monde ; ce qui importe pour les cultures de l’interprétation, c’est de le transformer… »

 

                                                           Manuel   Albano.

 

 

 

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