A propos de Cronos de Linda Lê
Le roman de Linda Lê Cronos décrit une dictature.
A Zaroffcity, le pouvoir est entre les mains de deux tyrans, le Grand Guide intronisé après un coup d
’état et son ministre de l’intérieur Karaci, homme sanguinaire assoiffé d’argent, de pouvoir et de sexe, qui gouvernent par la terreur un peuple dépossédé, manipulé et soumis. La bourgeoisie corrompue s’
est ralliée aux tyrans en faisant allégeance au pouvoir.
Le roman s’ouvre par une exécution. Un homme qui lit sur un banc au crépuscule est tué brutalement par un soldat. Il n’a pas fait attention à l’heure et au lieu où il se trouve. Il n’a pas respecté le couvre-feu imposé par la dictature. Il est donc exécuté froidement. Il meurt en serrant sur son cœur le livre qu’il lisait. Cette scène d’ouverture rattache le roman de Linda Lê à 1984 d’Orwell et à Fahrenheit 451 de Bradbury, à ces grands romans qui décrivent le totalitarisme qui s’exerce sur le peuple à travers trois axes de contrôle : l’écrit (le livre), le lieu (impossibilité d’aller et venir) et le temps (confisqué, contrôlé et réglementé).
L’ homme tué par le soldat lit (peut-être un livre non autorisé) dans un lieu où il ne doit pas être à une heure interdite.
La dictature se fonde sur le contrôle de l’espace, du temps et de l’écrit. Après cette scène qui met en acte la terreur de la dictature, l’ auteur fait une liste des décrets liberticides promulgués par le régime :
« Défense de circuler de neuf heures du soir à sept heures du matin, sous peine d’ être exécuté sans sommation »
« Défense de développer une individualité à l’opposite des normes établies : chaque citoyen est un simple maillon de la collectivité, vecteur d’ homogénéisation sociale. »
« Défense de posséder des livres dont les titres ne figurent pas dans la liste établie par l’office de répression des délits d’ opinion… »
La liste est longue. Ces décrets ont pour but de détruire l’individu et sa liberté pour réduire l’ homme à un simple rouage passif de la grande machine tyrannique au service des intérêts privés du Grand Guide et de Karaci , son ministre.
Dans ce régime de terreur, de sang et d’oppression, Linda Lê décrit le destin d’une femme Una, épouse de Karaci, qui va se révolter contre sa condition et contre l’injustice en rejoignant la voix et l’action des résistants. Elle a dû accepter de se marier avec le dictateur pour sauver son père, un ancien astronome devenu sénile. Captive du tyran mais refusant de partager sa couche, elle vit en recluse avec son père dont elle s’occupe. Dans des lettres adressées à son frère, artiste, comédien exilé, elle décrit sa relation avec leur père, la vie et le quotidien sous la terreur.
Linda Lê, comme dans certains de ses romans précédents, analyse les rapports père fille, leurs échanges, leurs partages, l’enfance, le passé, la nostalgie. Le père est le garant du passé et de l’enfance d’ Una, du temps avant la dictature, garant de la mémoire. Elle décrit aussi les rapports avec son frère, elle lui montre son amour… Elle lui raconte sa rencontre avec un enfant des rues et son amour avec un opposant qui vont la métamorphoser et la faire entrer en résistance.
Le roman de Linda Lê est un questionnement sur l’écriture, sur le livre, sur le rôle des pamphlets subversifs dans l’espace et le temps d’une dictature. Les lettres qu’elle envoie à son frère en cachette constituent un acte de révolte et de mémoire, elles affirment une écriture comme moyen de subversion, hétérogène au pouvoir. Les opposants au régime utilisent les pamphlets et les livres pour dénoncer la terreur et l’oppression. Mais Linda Lê pose la question de la limite du livre et de l’écriture face à une dictature, si le livre est nécessaire, elle interroge aussi les moyens d’action physique, violent et terroriste pour lutter contre le pouvoir des tyrans, ces moyens de résistance pouvant aller jusqu’
au sacrifice.
L’écriture de Linda Lê est hétérogène. La romancière mêle l’argot et le langage soutenu, la poésie et la crudité. Cronos, à l’image du dieu qui dévore ses enfants, est un roman sombre sur un régime monstrueux qui s’incarne dans la figure sanguinaire de Karaci, mais qui en appelle aux forces hétérogènes, hétéroclites (comme la langue de Linda Lê), aux forces qui remettent en cause l’homogénéité d’un système cloisonné et sanglant, aux destins en marge du pouvoir, à celui des opposants, des résistants, à la figure d’Una qui se dresse jusqu’
au sacrifice pour la liberté et la justice.
Albano Manuel.